vendredi 29 novembre 2013
Citizen Jazz - Dedalus - Antoine Beuger - Jürg Frey - Dedalus
Citizen Jazz - Dedalus - Antoine Beuger - Jürg Frey - Dedalus
Dedalus
Dedalus - Antoine Beuger - Jürg Frey
Didier Aschour (g), Antoine Beuger (fl), Jürg Frey (cl), Cyprien Busolini (va), Stéphane Garin (perc, vb), Thierry Madiot (tb)
Potlatch
Dans le paysage de la musique savante en Europe, Didier Aschour est une figure précieuse qui ouvre sans cesse des perspectives nouvelles, qui réactive des généalogies alternatives et propose des lectures singulières des œuvres de son temps. Comme interprète d’abord, il est parmi les premiers – et les seuls – à avoir donné en France les œuvres d’Harry Partch, Ramon Lazkano ou de Régis Campo. En tant que compositeur, il a construit un travail cohérent et un répertoire passionnant autour des musiques microtonales et expérimentales, tout en les accompagnant d’importants travaux théoriques dans les revues Musica Falsa et Chimères. Il a ainsi développé un travail tout à fait singulier sur des guitares allant du quart au vingt-quatrième de ton et sur des guitares en intonation juste. Comme directeur d’ensemble, enfin, il fait jouer avec Dedalus des musiques pour partition à instrumentation libre, et de la musique minimaliste. Non content de réunir des interprètes de premier choix – Aschour lui-même à la guitare, Antoine Beuger (flûte), Cyprien Busolini (alto), Jürg Frey (clarinette), Stéphane Garin (percussions et vibraphone) et Thierry Madiot (trombone) – l’ensemble Dedalus jette donc un pont tout à fait pertinent entre la musique savante européenne d’aujourd’hui et la musique savante américaine, notamment dans ses franges les moins connues (je pense ici aux travaux sur l’intonation juste, encore largement ignorés en France).
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce disque paraisse sur le label Potlatch, consacré aux musiques improvisées et, de plus en plus, aux musiques minimalistes. Enregistré en live les 27 et 28 avril 2012 à l’Ancienne Brasserie Bouchoule, espace d’exposition des Instants Chavirés à Montreuil (93), il rassemble trois compositions : « Méditations poétiques sur quelque chose d’autre » et « Lieux de passage » d’Antoine Beuger, ainsi que « Canones Incerti » de Jürg Frey. De fait, la musique enregistrée ici n’est pas sans évoquer le collectif Wandelweiser, ensemble international à géométrie variable qui réunit, outre les membres fondateurs Beuger et Frey, le guitariste Michael Pisaro, le trop rare violoniste Burkhard Shlothauer mais aussi le pianiste Manfred Werder et les trombonistes Radu Malfatti et Craig Shepard.
Ces trois pièces travaillent toutes la ténuité du son – non seulement le volume sonore mais la distinction des notes entre elles – et le silence comme espace plein plutôt que vide. Elles manifestent toutes les trois une forte incertitude tonale et des structures ouvertes, sinon invisibles, ainsi qu’une volonté d’étirer les durées, dans un exercice de méditation sonore qui requiert toute l’attention de l’auditeur pour une expérience d’écoute qu’on imagine avoir été également une expérience de recueillement les jours de concert.
Dans « Méditations poétiques sur quelque chose d’autre », les instruments glissent les uns sur les autres et se dispersent dans un mouvement de fuite perpétuelle. Des voix chantant des notes vagues, des textes dits ou murmurés accompagnent le son des instruments, tandis qu’une percussion rare ponctue parfois l’espace sonore d’un éclair discret. La pièce accueille toute sorte de sons étrangers à la partition mais qui trouvent dans le filet sonore lentement tissé une place éphémère : bruissements, murmures, bruits de pas, sons de klaxons à l’extérieur s’intègrent dans le champ sonore sans que jamais on ne puisse décider de leur statut. Sont-ce des sons parasites, des sons aléatoires et concrets dont le compositeur a pensé et prévu l’occurrence pendant la performance ? Pris au miroir de la partition de Beuger, ils acquièrent à tout le moins une étrange dimension musicale et poétique.
Le titre même de « Canones Incerti » donne le programme de la pièce : un ensemble de structures tonales et de progressions d’accords qui se répondent en canon mais semblent avant tout ambiguës, ondoyantes, loin de la rigueur que suppose traditionnellement la notion de canon. Le jeu pianissimo des interprètes pousse l’auditeur à aiguiser graduellement sa concentration – comme c’est aussi le cas sur les deux morceaux de Beuger – et, ce faisant, la structure tout d’abord invisible émerge lentement, telle une image photographique dans le révélateur. Ici et là la guitare répond au vibraphone, l’alto se mêle au trombone et poursuit sa partie, ou vrombit doucement derrière les autres instruments ; la flûte et la clarinette, jouées à bas volume, s’essaient à confondre leur timbre dans un unisson instable. La composition de Jürg Frey est certainement la plus tonale des trois, mais elle met en jeu une tonalité minimale, décharnée, où les accords suspendus sont presque toujours sur le point de s’évanouir.
Enfin, dans la dernière pièce de Beuger, « Lieux de passage », c’est le rôle des percussions qui est mis en avant. Le son d’une cymbale jouée à l’archet guide la pièce et agrège autour de lui un ensemble de notes distillées par les autres interprètes et qui construisent peu à peu une harmonie labile et mouvante. L’accord que suit la pièce semble s’effranger en permanence, selon que les interprètes jouent ou s’abstiennent. « Lieux de passage » n’en finit jamais de commencer, fait revenir les accords sur eux-mêmes dans une lente involution, et répond à la méditation déambulatoire, extravagante au sens propre, de la première composition. Alors que celle-ci ne cessait de se disperser, « Lieux » glisse lentement en spirale, comme s’il tentait d’atteindre son propre centre. Au mouvement d’ouverture fait ainsi écho un mouvement de concentration et, à nouveau, de recueillement.
On sort désorienté de l’écoute de ce disque, qui aiguise l’audition autant qu’il la rend flottante, un peu comme les Triadic Memories de Morton Feldman. Rares sont les enregistrements capables de nous prendre aussi bien au piège de leur espace sonore. Celui-ci est captivant, au sens le plus fort du terme.
par Mathias Kusnierz // Publié le 25 novembre 2013
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